En suivant la ligne des futurs possibles

 Janvier 2016
Extrait du livre d’art « Algériennes, source du futur »
rédigé par Thierry Perret

En suivant la ligne des futurs possibles

Je résisterai ici – mais très difficilement – à la formule d’une redoutable banalité : la femme est l’avenir de l’homme. Car cette chanson (Aragon – Ferrat) et son refrain sont indémodables. Mais il faut dire plus : oui, la femme algérienne est « source du futur » de l’Algérie, pour celui qui sait voir et qui essaye de comprendre, et voici pourquoi.

Un instantané : je me trouve à l’université de Mentouri, à Constantine. Le premier choc vient de la ligne ondulante et épurée de l’édifice conçu par l’architecte Oscar Niemeyer, cette ligne si basse qui n’en finit pas et dépayse la perspective. Cette architecture est en soi un message clair que l’art contemporain adresse à la société. Deuxième choc : il n’y a que des femmes, dans cet immense écrin du savoir où circule une foule intense, comme clouée au sol par la solennité du béton. Excessif ? Mais le fait est là : en majorité les femmes, et pas qu’à Constantine, ont pris possession de l’espace de la formation, qui est aussi l’espace de l’avenir.

Un ami algérien, entre cent, témoigne : « j’ai deux filles, l’une a trouvé du travail dès la fin de ses études, elle est ingénieure ; l’autre va faire son doctorat. Mes fils ? L’un a abandonné tôt ses études et fait du petit commerce ; l’autre est à la maison, il attend des jours meilleurs. »

La femme algérienne n’attend pas des jours meilleurs, elle fabrique, jour après jour, avec ce qu’il faut bien appeler de l’acharnement, son avenir. Certains disent qu’elle n’a pas le choix : dans la répartition millimétrée des espaces où elle est admise, elle n’a que le travail et la compétence pour gagner sa liberté.

Rien n’est gagné, à vrai dire. Si elle porte sur ses épaules un avenir, la femme algérienne est aussi dépositaire des malaises et des traumatismes d’une société qui revient de loin. La façon qu’elle a de lier les douleurs passées et le besoin d’espérance font d’elle le plus tourmenté des êtres, là où les hommes semblent avoir renoncé à souffrir.

On dit souvent de la femme algérienne qu’elle a du tempérament, et qu’elle en a témoigné dans ses engagements politiques, féministes, sociaux du passé. Mais que les pionnières de la lutte sont aujourd’hui fatiguées et déçues, et que les Algériennes donnent le sentiment d’avoir « baissé les bras ». Il y a du vrai et du faux, sans doute, dans cette opinion. Mais ce qui est sûr, c’est que les itinéraires, les moyens d’expression ont changé, que le désenchantement a gagné et aussi que le travail s’est fait plus discret, peut-être plus diffus, peut-être plus profond. Car il y a toute une société qui aspire au changement, tout en exprimant par ses résistances qu’elle entend suivre une autre voie que celle qui se dessinait, il y a encore une vingtaine d’années. Cette société doit être réformée de l’intérieur. Les femmes aujourd’hui sont (peut-être) moins des avant-gardistes et davantage des « travailleurs sociaux »…

Il y a des lieux, des métiers où on ne peut douter que la femme a lié son sort à l’avenir. Ainsi en est-il à mes yeux du journalisme en Algérie, qui reste malgré toutes les tendances malsaines au consumérisme et au conformisme, un puissant facteur d’influence sur l’opinion. Et où, pour commencer, la femme doit affronter dans son exercice quotidien des préjugés tenaces. Le défi est relevé, la féminisation de la profession de journaliste est un phénomène en marche en Algérie, et les conséquences en sont incalculables. Journalistes, artistes, c’est parfois le même combat.

Et l’on observe aussi comment les femmes ont investi les domaines de la culture avec la claire conscience de l’enjeu. Car la création artistique, en particulier la création contemporaine, joue par définition avec les codes et les croyances, et elle élargit le champ de vision. C’est ce levier dont la société a besoin pour entrer en mutation.

La femme détient aussi, pour toutes sortes de raisons que chacun perçoit intuitivement, un accès spontané à la poésie et à la singularité des émotions. Et quand la raison cède du terrain, il faut croire en cette ressource qui est de pure créativité. On ne voit pas toujours comment se prépare l’avenir, mais l’on peut ressentir, même fragile, de la confiance devant cette capacité féminine, chaque jour renouvelée, à la joie, à l’humour, au partage, et à une insouciance enfantine qui s’exprime sur des traits aux infinies variations de délicatesse. On se dit dans ces moments que la femme est la meilleure part de l’homme, elle qui a noué une alliance décisive avec la beauté ; or le beau exprime la vie, et nous porte au dépassement.

Farid Benyaa est le peintre de la femme algérienne, dira-t-on. Il me semble qu’il est surtout un explorateur passionné du regard féminin : profond, songeur, désemparé, terrifié, scrutateur, rieur, ému, vacillant ou rigide. Tout un monde d’émotions et de sentiments s’exprime ici. Farid Benyaa associe ensuite de manière très volontaire la femme au symbolisme, et il faut savoir décrypter les multiples signes et allusions qui parsèment ses toiles, car un langage s’y déploie qui nous dit que tout fait sens. A commencer par la tradition. Farid nous parle de la femme algérienne, c’est-à-dire d’un être qui vient de la très longue durée où ont pris forme des rituels toujours précis et justifiés, même si leur origine se perd dans l’énigme. Il nous décrit enfin des époques, des phases, les siennes qui sont aussi celles de son sujet préféré et qui nous instruisent sur l’évolution de la société algérienne.

Il y a une forme d’acharnement à ne pas dévier de la voie choisie, ainsi en est-il de son exploration inlassable de la « figure » féminine, en un temps où la figuration dans l’art semble passée de mode. On peut voir dans cette volonté un hommage à cette autre ténacité : celle de ces femmes qui, à dévier parfois de la voie la plus directe, n’ont pas renoncé à suivre une « autre voie ». Faire de la femme son sujet, dans une société où la femme n’est pas toujours perçue comme sujet de droit, est en effet un bel hommage.

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