Juillet 2008
Jour d’Algérie
« Etat Dame »
Farid Benyaa expose à Bir Mourad Raïs
Aux frontières de la peinture et de la sculpture
Article de Nassima TOUISI
Si le verbe donne au langage son éloquence, met en évidence la transparence de la pensée, traduit différents états d’âme et véhicule des émotions, si, de par sa pureté, sa véracité, sa force, il reste suffisamment sublime pour faire sourire ou pleurer, il existe encore une palette d’éléments non verbaux, d’un autre langage, qui fait tout autant réagir, interpelle et bouleverse l’individu en accostant ses émois par des lignes, des formes et des couleurs.
Impressionniste, surréaliste ou abstraite, la peinture aborde l’inconscient et le conscient, caresse l’âme et invite l’être à plonger au plus profond de sa sensibilité pour s’éprouver, se sentir, s’ouvrir à ses propres émotions et mieux se comprendre, mieux se connaître et mieux s’aimer pour pouvoir aimer.
Elle est incontestablement la langue universelle dans laquelle monsieur Farid Benyaa, artiste peintre et plasticien algérien, se sent le plus à l’aise pour dire l’intériorité de son être, apostrophe son public pour réveiller ses sens endormis et l’amène à la réflexion.
En la semaine du 8 au 15 mai dernier, au centre culturel de la radio algérienne « Nadi Aissa Messaoudi », où a eu lieu sa dernière exposition de peinture intitulée Etat Dame, cet artiste né en 1953 à Sidi Aïch, à Béjaia, a raconté aux amoureux de l’art pictural, son époque et sa société à travers une trentaine de portraits de femmes algériennes.
Rencontré à la galerie d’art Benyaa, reflet de son génie, il retrace à C-News les chemins empruntés pour parcourir son art dans tous ses états.
Monsieur Benyaa, présentez-vous en quelques mots à nos lecteurs, s’il vous plait…
Je suis architecte de formation. Je suis sorti de l’EPAU en 1980. J’ai travaillé pendant une dizaine d’année au BEREP, bureau d’étude de la restauration et de la préservation des quartiers anciens. J’ai fait partie de l’équipe de l’UNESCO à la Casbah d’Alger. Je me suis occupé également de plusieurs projets de la capitale dont la rénovation de la Cité Olympique, la zone de loisirs du Caroubier, et de plusieurs maisons de typologie traditionnelle au complexe El Muphti. En 1990, j’ai ouvert mon propre cabinet d’architecture.
Comment êtes-vous venu à la peinture après avoir fait des études en architecture ?
Pendant la décennie noire, l’architecture se portait particulièrement mal. Je me suis donc consacré davantage aux arts plastiques, qui sont ma seconde passion. L’art et l’architecture, sont pour moi des vases communicants. Si bien qu’en 1994, désirant montrer les deux facettes de ma personnalité, j’ai présenté à l’hôtel El-Djazair, une exposition de mes projets d’architecte et mes œuvres artistiques intitulée Arts et Architecture.
Lorsque j’ai fondé ma galerie d’art, en l’an 2000, j’étais déjà trop engagé dans le monde des arts plastiques, aussi j’ai décidé de prendre de la distance par rapport à l’architecture. Il valait mieux faire une chose d’une façon correcte, plutôt que deux, approximativement…
Que raconte l’exposition Etat Dame ?
L’exposition m’a permis de faire une rétrospective des portraits de femmes que j’ai peints depuis de nombreuses années et à travers lesquels j’ai essayé de traduire différents états d’âme de la femme algérienne et de son vécu dans les différentes régions du pays.
Le thème de la femme reste un vecteur qui me permet de parler de la société dans laquelle j’évolue, car la femme est la matrice de la cellule familiale et le barycentre de la société.
Je la représente, parcequ’elle symbolise l’esthétique dans le domaine des arts. De tout temps la femme a inspiré les artistes qu’ils soient poètes, musicien, écrivain sculpteur ou peintre.
Je dessine les visages dont le regard reflète l’âme. L’humain m’intéresse. Au fond, je suis à la quête permanente de moi-même…
Peindre des portraits de femmes algériennes est peut-être aussi votre façon de leur décliner votre admiration et votre tendresse…
La femme algérienne représente toutes les valeurs, qu’elles soient contemporaines ou ancestrales. Pourtant nous sommes une société où la femme est tirée vers le bas. D’abord par une tradition ancestrale, ensuite par le code de la famille qui l’ampute de sa personnalité et de sa diversité. La femme a pris conscience de l’épaisseur des murailles à abattre. Elle se bat au quotidien pour son évolution, son développement et son émancipation.
C’est la raison pour laquelle je lui rends hommage à travers cette exposition. Je suis convaincu, par ailleurs, que l’homme a besoin d’une femme équilibrée pour son propre équilibre.
Quelle technique picturale employez-vous ?
C’est une technique mixte où j’utilise le rapidos encre de chine, la peinture aux marqueurs, et la peinture « déco », les aérosols. Tout cela avec des matériaux divers tels que le métal, le bois, le verre et des produits de récupération.
Comment définissez-vous votre peinture ?
Mon art a progressé dans le temps, suivant l’évolution de mon intériorité. Pendant longtemps, j’ai été un artiste figuratif. Mon premier intérêt a été la Casbah où j’ai travaillé en tant qu’architecte. J’ai donc essayé de la représenter telle qu’elle était. J’étais témoin de ce patrimoine architectural fabuleux, qui a inspiré tant d’artistes et d’architectes, dont Le Corbusier lui-même. Aujourd’hui, malheureusement, cette médina, ce joyau d’architecture à typologie traditionnelle se dégrade à vue d’œil.
Par la suite, je suis passé du style figuratif à un autre que je voulais symbolique. La décennie noire m’a contraint à me positionner en tant que citoyen. Ainsi, à travers mes œuvres, je définissais mon choix de société. Aujourd’hui, je m’inscris dans une autre dimension : l’abstrait. Un abstrait qui se veut minimal, avec très peu de couleurs (souvent les primaires) où la notion de mouvements est primordiale. La technique est plus libre, plus spontanée, plus rapide. J’intègre la notion du hasard qui fait partie du processus de création. Je m’inscris dans un concept cher à Kandinsky : « réaliser une synthèse entre son monde intérieur et la réalité extérieure. »
Comme beaucoup de créateurs, j’ai le souci du détail. Je suis un perfectionniste et un exigent démesuré. Cela porte souvent préjudice. On est éternellement insatisfait. J’essaye autant que possible de m’en détacher.
Freud disait que « le conscient a la dimension d’un lac et l’inconscient celui d’un océan ».
Et l’abstrait sait donner la parole à l’inconscient.
En fait, une œuvre, qu’elle soit figurative, impressionniste ou abstraite doit avant tout dégager de l’émotion et faire appel à l’imaginaire, au fantasme et au vécu de l’individu. Toute œuvre d’art a ce défi, cette mission, cette vocation.
Quand et comment trouvez-vous votre inspiration pour peindre ?
Je mène ma création à la manière d’un bon ouvrier. Je crée d’abord l’atmosphère qui favorise l’inspiration : musique, café, lumière reposante. Avec beaucoup de détermination, je rentre dans ce fabuleux voyage de la création. Je n’attends pas d’être inspiré pour créer. Face à ma feuille blanche, je provoque l’inspiration. Ma seule force est ma passion.
Vous organisez souvent des rencontres littéraires, des lectures de poésie, des concerts de musique universelle et des représentations théâtrales, dans votre galerie d’art. Vous invitez toutes les formes d’expressions artistiques à s’exprimer.
Il y a trois années de cela, j’ai ouvert mon espace à d’autres activités culturelles. Ma volonté était de créer des passerelles entre les arts plastiques, la littérature, la poésie, la musique et le théâtre. J’ai voulu que mon espace soit un lieu de rencontres et de communication. Ceci a permis à nombreux artistes de se faire connaître, de rencontrer un nouveau public de plus en plus large et diversifié. Des rencontres débats-idées s’y déroulent également. Elles ne sont pas médiatisées. Un public restreint (10 à 20 personnes) se rencontre pour discuter de thèmes philosophiques tels le bonheur, l’amitié, la liberté, le rêve, la tolérance…Cela nous permet de briser nos certitudes et nos préjugés, d’apprendre à écouter les autres, à nous exprimer nous-mêmes. Nous terminons en chantant des refrains que nous connaissons tous : Brel, Aznavour, Brassens… Ces moments sont d’une grande convivialité qui nous réconcilie avec nous même, les autres, la vie…
Que conseillez-vous aux jeunes talents qui souhaitent s’imposer dans le milieu des arts plastiques ?
Je leur donnerai trois conseils qui me semblent être importants: d’abord il faut créer et travailler parfois jusqu’à épuisement, comme l’ont fait nos maîtres. Puis exposer le plus possible pour évoluer et ne pas se renfermer sur soi. La création c’est comme une bicyclette, si on n’avance pas, on perd l’équilibre. Enfin aller visiter autant de manifestations culturelles, aussi diverses soient-elles, pour nourrir son inspiration et s’informer des nouveautés.
Préparez-vous une prochaine exposition, dans les mois à venir ?
Oui, j’en prépare une prochainement, dans laquelle se croiseront une trentaine d’œuvres graphiques, symboliques et abstraites, toutes nouvelles. L’événement se déroulera dans ma galerie d’art. L’espace me permet de créer une atmosphère de globalité. Mon défi est encore une fois de valoriser l’interférence qui existe entre les œuvres elles-mêmes, le mobilier, les objets, la lumière…Ce mode de création est le concept même de la mise en scène.