Complaintes à l’encre de Chine

Décembre 2000
Liberté
« Complaintes à l’encre de Chine »

Une nouvelle galerie vient d’éclore à Alger, plus précisément à Bir Mourad Raïs dans l’une des ruelles du quartier les Castors II. Inaugurée le 23 novembre dernier, celle-ci abrite une première exposition de son propriétaire : l’artiste-peintre Farid Benyaa.

Après avoir parcouru les allées de ce quartier, nous arrivons enfin au 04, rue Picardie. Une fois cette porte vitrée en bois blanc poussée, nous sommes introduits dans une atmosphère particulière qui fait abstraction avec le monde bruyant et stressant de l’extérieur. Quelques mètres carrés seulement, suffisent pour réinventer la quiétude qui règne dans les salles d’exposition des musées d’art.

Toute revêtue de blanc, il n’y a que quelques objets et meubles peints en noir disposés ça et là. Farid opte pour un décor minimaliste où le noir et le blanc concubinent en parfaite symbiose au rythme d’une musique de fond très douce.

Ce cadre prédispose, à mon avis, le visiteur à s’introduire dans les tableaux„, dit l’artiste.

Une fois le visiteur imprégné par cette atmosphère presque irréelle, il découvre un trait noir, fin et subtil qui fait le tour de la salle en précisant le regard d’une femme, le bijou d’une jeune fille ou le contour d’une arcade.
Si parmi ces graphismes à l’encre de Chine qui s’offrent au regard, il y en a que vous avez déjà vu, c’est simplement qu’une partie des ouvrages exposés à la galerie comme : „Matriarcal“, „Azar“; se trouve être des reproductions des originaux qui sont vendus à travers le territoire national. Qui n’a pas aperçu dans une vitrine, un jour, le portrait de cette jeune femme aux bijoux kabyles, la main, parée au henné, sur la joue.

L’auteur de ses dessins n’est autre que Farid Benyaa né en 1953 à Sidi-Aïch (Béjaïa), et diplômé en architecture et en urbanisme d’Alger. En 1980,il participe au projet de la restauration de La Casbah. Pendant trois ans, il va sillonner ses ruelles restreintes entrelacées les unes aux autres, et va être séduit par son architecture singulière qui va l’inspirer par la suite dans son travail de dessinateur. Farid entreprend plusieurs projets au sein du BEREP avant d’acquérir son propre bureau d’études en 1989. Doué dès son jeune âge pour le dessin, il apprend seul les rudiments de cet art qu’il explore à travers les livres mais aussi en s’y exerçant.

Sa deuxième passion, l’architecture, lui fait découvrir le rapido à l’encre de Chine qu’il utilise au dessin pendant des années. Graphiste, dessinateur, Farid a plusieurs expositions individuelles à son actif dont une à Genève.

À travers les 17 tableaux exposés et les quatre thèmes où ils sont classifiés : „La femme“, „La Casbah d’Alger“, „Le Hoggar“, et „Abstraction“ on découvre trois styles différents, un premier „figuratif“ où l’artiste reste passif en reproduisant fidèlement ce qui a séduit son œil ; un deuxième „suggestif“ où l’artiste met à nu sa sensibilité quant aux plaies de notre société, il s’investit et visite ces maux à travers la femme algérienne – nombril de son inspiration – qu’il métamorphose à chaque fois.

Ces dessins suggestifs sont accompagnés de légendes, de fragments de texte où l’artiste s’insurge contre la polygamie, le code de la famille, la virginité, la condamnation de la culture amazighe… etc. Le troisième style, cette fois „abstrait“ représente dans le thème „abstraction lyrique“ nous fait découvrir un Farid Benyaa plus libre, en quête de grands mouvements et d’abondance de couleurs. Techniquement, ces trois styles traduisent les trois phases du parcours de cet artiste. Dans une première étape, celui-ci use du crayon et de l’encre de Chine pour reproduire des graphiques où le souci du détail est très perceptible.

Dans un deuxième temps, l’artiste introduit par touches timides des couleurs pâles, grâce à des marqueurs transparents qui laissent apparaître la trame de l’encre de Chine, comme dans les ouvrages „figuratifs“ : „Hospitalité“, „Amirauté“…etc.

La dernière phase est caractérisée par une explosion de couleurs vives propres au style „abstrait“. Farid libère son geste dans „Corrida“, „Empreinte“, „Espace-temps“… etc, qui sont le fruit de son inspiration la plus récente : „J’avais besoin de m’éloigner de la précision de la plume et retrouver la spontanéité“ nous avoue Farid Benyaâ comme pour conclure la fin… du commencement.

Entretien avec Farid Benyaa

Question : Quelles sont vos ambitions à travers la création de cette galerie?
ll Farid Benyaâ : Cette galerie a été créée par un besoin personnel,une frustration que vivent tous les artistes, celle d’attendre parfois des mois avant de pouvoir exposer ses travaux. Cette galerie va me permettre de produire d’avantage, et d’accrocher un tableau fraîchement achevé la veille. Ceci dit, je vais présenter d’autres artistes peintres, cela sera difficile pour la simple raison que je ne suis pas galeriste de formation. Tenir une galerie est un métier à part, néanmoins j’envisage de regrouper de façon ponctuelle, chaque six mois, par exemple, de jeunes artistes peintres à travers des expositions collectives. Il est aussi pour moi nécessaire de faire de cette galerie un espace de communication pour les artistes, nous pouvons venir nous retrouver pour parler de nos expositions, de nos projets et de nos problèmes.

Est-ce que vous regrettez de ne pas avoir fait l’école supérieure des Beaux- Arts?
ll Il est vrai qu’il m’arrive de le regretter, cela m’aurait aidé techniquement, d’autre part, je m’en satisfait car j’ai eu l’avantage de ne pas être moulé dans cette notion d’académisme.
Nous sommes toujours victimes d’influences et de courants dans les écoles d’art et d’architecture. Heureusement pour moi, j’ai toujours été libre de mes „mouvements“ dans le domaine de la peinture. Personnellement, je n’ai jamais prêté attention aux couleurs qui se marient bien, ou qui vont bien ensemble. J’ai toujours été instinctif, primitif, c’est peut- être cela qui personnalise mon travail.

Nous avons remarqué que presque tous les tableaux sont accompagnés de légendes qui traitent de sujets sensibles de notre société. Quel impact voulez-vous que cela ait sur le visiteur ?
ll Cette technique de „figuratif-suggestif“, n’a pas pour but de donner des leçons ou des réponses, mon objectif est de poser des problèmes. Dans cette technique, il y a la première perception de l’œuvre qui est souvent un portrait, derrière lequel il y a des symboles qui permettent à chacun une interprétation selon ses fantasmes, son vécu et son imagination.
Il est vrai que chaque œuvre traite d’un thème souvent tabou. Il y a une volonté de me positionner par rapport à notre société et notre quotidien. Ces textes sont des accompagnements qui ne donnent aucune réponse, mais qui aident à ne pas passer à coté de l’œuvre et permettre de s’arrêter pour mieux regarder et s’interroger. Mon objectif était d’engager des débats autour de ces thèmes.

Quelle est votre quête en tant qu’artiste?
J’ai toujours eu le besoin d’aller à la rencontre de l’autre et la volonté de faire découvrir un pan de notre société. À travers la Casbah, par exemple, je révèle un patrimoine architectural très riche et varié. D’un autre côté, je révèle la femme algérienne avec ses bijoux et ses différents costumes mais aussi avec ses douleurs et ses joies. J’ai un besoin de me rapprocher de la femme pour la soutenir dans son combat et son émancipation, cela fait partie de ma quête et il est vrai que ça me fait bouger les tripes, ce qui s’extériorise dans mes tableaux.

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